“Donner aux entreprises les moyens d’accélérer la transition écologique”
Bonjour Louis, merci de me consacrer du temps pour cette première édition de gentli. Tu es l’un des cofondateurs de Tapio, une start-up florissante de la climate tech qui aide les entreprises à réduire leur empreinte carbone. Avant d’entrer dans le vif sujet, pourrais-tu commencer par m’en dire plus sur toi et ton parcours ?
Sur le plan professionnel, je suis ingénieur commercial de formation. Après mes études, j'ai lancé une entreprise en Colombie d’import et d’export de chocolat belge. J'ai fait ça pendant trois ans, avant de rejoindre Deliveroo, une boîte très inspirante et en plein boom où je gérais l'équipe d'Account Managers pour la Belgique. J'ai quitté le projet juste après le rachat par Amazon en 2019 pour créer Tapio. Depuis lors, je me consacre entièrement à ce projet. Sur le plan privé, j’ai deux enfants, une femme magnifique et j'aime beaucoup tout ce qui touche à l’outdoor : la montagne, le trail, le ski... Voilà, je crois que ça donne un bon aperçu de qui je suis !
D'où provient ton intérêt pour la cause environnementale ? Ta passion pour l’outdoor et la nature a-t-elle joué un rôle là-dedans ?
C'est certain que ça a aidé d'avoir envie que l'espace dans lequel je me sens bien continue d'exister (rires). Mais je pense que le vrai déclencheur, c'était mes enfants. Ils m’ont fait prendre conscience qu'on allait être la génération responsable des catastrophes climatiques. J'ai toujours eu cette pensée utopique qu’on accuserait nos parents. Puis j’ai compris que nos parents ne seraient certainement plus là et que c'est nous qui allions être tenus pour responsables.
C'est là que j'ai décidé de passer d’une posture d'accusateur à celle d’acteur et de jouer un rôle dans la transition écologique. Modestement et à mon niveau, je mets mes forces et mon énergie dans l'action pour essayer de faire bouger les choses.
Il y avait donc un réel désir d’action qui s’est concrétisé au travers de Tapio. Comment est né le projet exactement ?
L'idée de Tapio est née de conversations avec mon cofondateur et d’autres personnes proches du projet. Notre constat de départ était que d'un côté, il existait une économie start-up hyperactive, florissante et avec beaucoup d'argent investi. Et de l’autre, le réchauffement climatique, un des plus grands challenges de l’humanité, connu de tous, mais pas encore traité.
S’il existe des gens qui sont prêts à mettre de l'argent dans plein de sortes d'idées et que nous avons l’ambition de résoudre un énorme problème : comment créer une recette qui aurait un impact positif sur la planète ? C'est là qu’est venue l’idée d’essayer de construire un des maillons manquants pour permettre aux entreprises d'agir face au réchauffement climatique. En creusant le sujet, on a pu constater que l’enjeu était clair pour tout le monde, tout comme les objectifs à atteindre. Ce qu’il manquait, ce n’était donc pas tellement de l'éducation ou un but, mais bien un moyen d'y arriver.
Il y a aussi ce défaut de formation académique de dire qu'un challenge ou un problème, soit c'est une contrainte, soit c'est une opportunité. Ici, en l'occurrence, il faut que ça devienne une opportunité parce que si l’on considère cela comme une contrainte, alors on va droit dans le mur. C’est seulement en transformant le défi en opportunité qu'on peut essayer de le résoudre. C'est comme ça qu'est né le projet Tapio.
Les entreprises semblent donc conscientes des enjeux. Mais sont-elles prêtes pour autant à passer à l’action ?
Les entreprises sont prêtes à agir, ça devient vraiment très rare de tomber sur des gens qui sont réfractaires ou qui nient l'urgence. En fait, on se rend compte que les personnes en face de nous sont surtout démunies parce qu’elles ne savent pas comment s’y prendre. Elles n’ont pas les compétences en termes de budgets, de méthodes de calcul ou de leviers d’action. En plus, elles ne réalisent pas toujours le niveau de complexité du problème. C’est là qu’on intervient en leur permettant de mettre leur pierre à l'édifice, de faire leur part du boulot afin d’atteindre les bons objectifs.
Je voudrais aborder avec toi le concept de neutralité carbone dont on entend de plus en plus parler. Pour qu’une entreprise soit neutre en carbone, elle doit souvent avoir recours à de la compensation carbone, peux-tu m’en dire plus sur cette démarche ?
Chez Tapio, nous ne communiquons jamais sur la neutralité carbone d’une entreprise. Celle-ci implique un équilibre entre les émissions de carbone et l'absorption du carbone de l'atmosphère par les puits de carbone. Au niveau d'une entreprise, les plus grands standards déconseillent fortement d’en parler. D’une part parce que c’est erroné, d’autre part parce que c’est potentiellement considéré comme du greenwashing.
Notre système économique est de nature interconnectée. Cela signifie que les entreprises sont liées à d’autres acteurs économiques, à leurs tours liés à d’autres acteurs. Donc techniquement, on ne peut pas être neutre en carbone au niveau d'une entreprise. La neutralité carbone est un concept qui devrait être adressé au niveau planétaire, national ou, à la limite, au niveau d'un écosystème ou au niveau d'une chaîne de valeur.
Par contre, ça ne veut pas dire que la contribution carbone est forcément mauvaise. Chez Tapio, on parle d’ailleurs de contribution, et pas de compensation, pour éviter de ramener cette idée de neutralité. La contribution doit être utilisée comme un des outils qui existent dans le chemin vers un monde et une économie décarbonée. La première étape est de réduire au maximum l’impact, et seulement si on ne peut pas tout réduire, alors la deuxième étape est de contribuer.
Dans notre démarche, on permet seulement aux entreprises qui ont un plan d'action de contribuer. D’ailleurs, c'est important d'impliquer leurs équipes dans la sélection de projets de contribution. Par contre, on ne va pas permettre aux entreprises qui n'ont pas un plan d'action, qui ne réduisent pas, de compenser. Cette contribution fait partie des outils qu’il existe pour lutter face au réchauffement climatique, mais ce n’est certainement pas le seul et encore moins le plus puissant. Tapio met une boîte à outils à disposition des entreprises et la contribution est un outil parmi plusieurs autres.
Si j’ai bien compris, l’accompagnement de Tapio va bien au-delà de la mesure de l’empreinte carbone. Peux-tu m’en dire plus sur cet accompagnement ?
Ouais, en effet. Aujourd'hui, Tapio est une équipe d'experts qui accompagne les entreprises dans leur transition écologique à travers une mission de conseil et un logiciel de gestion du carbone. On veut combiner le meilleur des deux mondes, l’humain et le numérique, pour pouvoir se concentrer sur la création de valeur et le passage à l'action. D’un côté, on utilise la technologie comme levier pour optimiser les tâches les plus chronophages comme l'encodage, la collecte, la vérification, etc. De l’autre, on offre des services de conseil pour pouvoir accompagner les entreprises à passer de la théorie à un plan d'action. À nouveau, il s’agit de transformer un challenge en une opportunité. Et concrètement, pour mettre en œuvre ce plan d'action, on travaille sur quatre piliers qui sont la compréhension, l'action, la contribution et l'engagement.
En quoi consistent ces 4 piliers ?
Dans la première étape de compréhension, il s’agit de saisir l'énoncé du problème : Où nous situons-nous aujourd'hui ? Quelle est notre structure d'émissions de carbone ? Notre but n’est pas de classer l’entreprise sur une échelle, mais plutôt de lui montrer sa position actuelle et les conséquences de ses décisions futures sur son trajet d’impact. Si je simplifie : si hier une entreprise choisissait un partenaire économique sur base de la qualité des prestations et du prix uniquement ; aujourd'hui, grâce à Tapio, elle peut ajouter le critère de l’impact écologique dans sa prise de décision.
Une fois la situation actuelle identifiée, on peut travailler sur le plan d'action et déterminer une trajectoire en ligne avec les objectifs de l’Accord de Paris. Pour y arriver, on définit plusieurs scénarios pour réduire l’empreinte carbone en fonction de l'implémentation de différents types de solutions.
On permet aussi de contribuer, c’est notre troisième pilier. C’est la compensation carbone dont tu as parlé précédemment. Notre approche est de traiter séparément la réduction d’émissions et la contribution grâce à des projets de captation carbone. Il s’agit de deux objectifs bien distincts, ce qui implique de ne pas communiquer sur la neutralité carbone d'une entreprise.
Tout ça nous amène au quatrième pilier qui est l'engagement. On permet à l'entreprise de communiquer sur ses actions pour qu’elle puisse “donner l’exemple” (cfr. phénomène de lead by example). Elle va pouvoir faire connaître ses actions et ses partenariats pour réduire son empreinte. En mettant en lumière des partenaires qui fournissent des solutions durables, on veut créer des cercles vertueux et encourager l’adoption de leurs services. L’élément central de cette partie d’engagement, c’est de permettre aux entreprises de se connecter entre elles par leur bilan carbone.
Concrètement, demain, une entreprise pourra réduire son bilan carbone en faisant des choix éclairés sur ses prestataires, ses fournisseurs ou ses sous-traitants. Et c'est là que sont la plus grosse valeur et le plus gros potentiel dans une stratégie climatique puisque les émissions sont en moyenne à 80% liées au choix de ces partenaires. Ce qui veut dire que si on choisit intelligemment ses partenaires, on peut améliorer jusqu'à 80% de son bilan. Alors que si on ne travaille que sur ses opérations internes uniquement, en fait, on ne peut résoudre que 20% du problème. En travaillant sur les émissions indirectes des entreprises, on va déverrouiller des pistes d'amélioration qui sont beaucoup plus performantes, avec un beaucoup plus haut potentiel que si on se focalise uniquement sur ses émissions directes.
Les entreprises avec lesquelles vous travaillez sont-elles ambitieuses dans leurs objectifs de réduction ? Comment réagissent-elles face aux enjeux ?
De manière générale, on s'est rendu compte que ce travail devait se faire main dans la main et que l'impulsion devait venir du cœur de l'entreprise, c’est-à-dire des équipes, des employés et de la direction. Ce qui fonctionne très bien, c'est quand on co-crée un plan d'action et qu'on travaille ensemble à définir des pistes d'amélioration. L'entreprise possède par définition une bien meilleure connaissance de son métier que nous ; et nous, on a une bien meilleure connaissance de la transition écologique, de la durabilité et des enjeux.
Quant aux enjeux, ils vont au-delà de juste “jouer son rôle” dans la transition écologique, ils sont d’ordre économique, législatif… Il y a aussi la question de l'attractivité des talents qui se pose. Une entreprise qui ne fait rien pour l'écologie va devoir payer beaucoup plus cher ses employés pour réussir à les attirer. Alors que c’est un levier de moins en moins cohérent pour les nouvelles générations. Une grosse voiture et un gros salaire, c'est moins sexy pour les gens qui sortent de l’unif’ aujourd'hui qu'il y a dix ans. Donc il y a vraiment des enjeux qui dépassent complètement le fait de faire sa part du boulot. Une fois que l’entreprise comprend la complexité des enjeux auxquels elle fait face et qu'il existe des solutions pour y arriver ; alors là l'ambition grandit, grandit… Et le potentiel est énorme !
À vos débuts, vous aviez l'ambition avec Tapio de proposer cette boîte à outils aux individus. Aujourd’hui, vous avez évolué vers un modèle 100 % B2B. Les entreprises ont-elles un plus grand rôle à jouer dans la transition écologique ?
Je pense que le potentiel d'amélioration est beaucoup plus grand chez les entreprises. À peu près 70 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales sont liées au secteur corporate, au sens large. Notre désir premier était surtout d’avoir un impact. On a donc décidé à un moment de choisir ; et choisir, c'est renoncer ; en s'adressant au problème où on pouvait apporter la plus grande valeur ajoutée : les entreprises. On a vraiment identifié chez elles cette envie d'agir et ce manque de moyens, on trouvait ça hyper intéressant de faire le pont entre une ambition et une envie. En offrant cela, il y a moyen d'accélérer très fort les choses.
L'individu, lui, va agir à son niveau avec ses choix et son portefeuille. Mais pour pouvoir faire ces choix, il faut qu'il ait des opportunités qui soient cohérentes, à un coût cohérent, accessibles dans son marché, alignées avec sa vision, etc. Pour qu'il puisse opérer ces choix, il faut que des entreprises les lui proposent. Tout est finalement connecté.
J'arrive à ma dernière question. Ma newsletter s'appelle gentli, parce que je suis convaincue que malgré l'urgence et la gravité des enjeux actuels, la transition doit se faire en douceur. À mes yeux, tomber dans le fatalisme ou le radicalisme risque plutôt de bloquer le changement. Je voudrais donc te demander : d’après toi, qu'est-ce qui mériterait d'être traité avec un peu plus de douceur à l'avenir ?
C'est une bonne question. Je pense que toutes les personnes qui prennent des initiatives mériteraient d’être mieux traitées. Il y a beaucoup de gens qui essayent plein de choses et on a tendance à tirer sur les gens qui bougent ou à les critiquer très facilement. On entend des choses comme : “Cette solution n'est pas à la hauteur du problème”, “Qu'est-ce que ça va résoudre ?”, “À quoi bon faire ceci ou faire cela ?”, “Vous ne serez jamais rentable.” Toute une myriade de critiques classiques face au changement.
Et, nous, on a essayé d'aborder le problème dans l'autre sens, c'est-à-dire qu'à partir du moment où il existe une initiative, on l’intègre. Ce n'est pas le vocabulaire qu’on utilise, mais on la traite “avec douceur”, on l'encourage. On essaye de mettre en avant à la fois les initiatives au sein des entreprises qu'on accompagne, que celle d’autres entreprises qui proposent des solutions durables. On va la mettre en avant sur notre plateforme, lui donner un coup de projecteur pour qu'elle puisse se développer, avoir accès à des fonds, à des talents, à une visibilité. Je conclurais donc sur ça : je pense que les gens qui bougent, il faut les mettre en avant et donc il faut bien les traiter, avec douceur (rires).
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